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Dimitri Tilloi-d’Ambrosi, L’Empire romain… par le menu, préface de Yann Le Bohec, Editions Arkhé

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Préférez-vous les langues de flamants roses, la laitance de murène, les glandes de sanglier, les têtes de perroquets, ou une mono-diète à base de fèves ? De l’orgie à l’ascétisme, des plantes miraculeuses aux régimes stricts jusqu’à la diététique, la diversité et le génie gastronomique romain continuent de hanter notre imaginaire et de nourrir notre quotidien. Nos préoccupations actuelles ne datent pas d’hier : déjà sous l’Empire, les Romains faisaient grand cas de la provenance des aliments, de leurs vertus médicinales et de leur exotisme. Cet ouvrage redonne vie à ce monde disparu et nous invite dans l’intimité des citoyens romains, sur les marchés, dans les cales des vaisseaux sillonnant la Méditerranée, sous la tente des soldats ou dans les riches demeures des philosophes et des empereurs.

 

Extrait : « Des amis indélicats

 

L’invitation à dîner peut, à l’inverse, être à l’origine de querelles et mettre un terme à une amitié. Plusieurs exemples de ces fâcheries nous sont parvenus, dont celui-ci, tiré d’une des Lettres de Pline le Jeune. Ce dernier avait invité un de ses amis, Septicius Clarus, pour un repas simple et frugal. Après avoir accepté l’invitation, son ami avait fait preuve de la plus grande des indélicatesses puisqu’il ne l’avait tout simplement pas honorée. Il avait préféré se rendre à une réception où étaient servis des mets bien plus alléchants et fastueux. Pline lui adresse donc une lettre exposant ses griefs à son égard :

« Comment ? Tu acceptes une invitation à dîner et tu ne viens pas ? Voici ma sentence : tu me rembourseras jusqu’au dernier centime, et il y en a pour cher. Il y avait une laitue par personne, trois escargots, deux œufs, un gâteau de semoule avec du vin au miel et de la glace (oui, tu me compteras aussi la glace et même plus que le reste puisqu’elle a fondu à table), des olives, des bettes, des courges, des oignons et des centaines d’autres plats tout aussi délicieux. Tu aurais écouté des acteurs, ou un lecteur, ou une joueuse de lyre ou même je t’aurais offert toutes ces distractions : vois comme je suis généreux ! Mais tu as préféré des huîtres, des vulves, des oursins, des danseuses de Gadès je ne sais chez qui. Tu seras puni, je ne dis pas comment. Tu t’es conduit comme un grossier personnage. Quel manque d’égards pour moi ! »

Cette lettre met aussi en évidence deux types de repas. Celui de Pline, frugal, comporte des produits simples et en quantité mesurée. On ne trouve pas de viande ou de poisson dispendieux, mais essentiellement des produits végétaux. En revanche, les mets servis lors de l’autre repas sont considérés comme des plats raffinés et luxueux. Les vulves, que l’ont farcit parfois aux oursins, sont parmi les abats les plus prisés des gastronomes de l’époque romaine. Pline désirait cependant faire plaisir à son ami, car outre la nourriture, des divertissements étaient prévus. En conséquence, Septicius Clarus fut condamné par Pline à rembourser les sommes engagées. Cette sentence illustre clairement la logique de don et de contre-don inhérente à l’hospitalité antique. Certaines inscriptions dénoncent également des affronts similaires. Les murs de Pompéi ont conservé de nombreux graffiti, témoins de l’animation du quotidien de la cité vésuvienne. Sur une des parois de la basilique, un homme s’insurge ainsi contre un habitant qui a commis l’impair de ne pas lui adresser d’invitation :

« Lucius Istacidius : celui qui ne m’invite pas à dîner est pour moi un barbare. »

Le qualificatif de « barbare » montre combien l’invitation à dîner fait partie intégrante de la civilité et des bonnes manières. Elle est un facteur de normalisation des interactions sociales et les codifie. Cependant, le refus ou l’omission d’inviter une connaissance peut s’expliquer par les contraintes encadrant le nombre d’invités. Certains auteurs s’accordent à dire qu’il convient de ne pas dépasser une certaine limite quant au nombre d’invités, au risque de connaître un repas bruyant et chaotique :

« Il faut, selon lui, que le nombre des convives commence au nombre de Grâces et n’aille pas au-delà de celui des Muses, de sorte que quand les convives sont le moins nombreux, ils ne soient pas moins de trois, quand ils sont le plus nombreux, ils ne soient pas plus de neuf. »

Que cette inscription pompéienne se trouve sur l’un des bâtiments publics les plus importants de la ville n’est pas anodin. C’est là que l’on se retrouve pour les affaires judiciaires ou les transactions commerciales et un nombre conséquent de personnes peut aussi être au fait de la mauvaise réputation de Lucius Istacidius.

De même, certains n’hésitent pas à exercer une forme de chantage sur leur correspondant pour les inciter à accepter d’offrir le gîte et le couvert. Ainsi, au Ve siècle, l’évêque Sidoine Apollinaire sollicite la générosité d’un ami afin de pouvoir être hébergé à l’occasion d’un voyage dans la région de Bordeaux :

« Demande-lui de ma part un asile pour quelques jours, de peut, si je manquais de logement, d’être obligé de m’en aller tristement dans quelque grasse taverne, et là, d’avoir à me boucher plus d’une fois le nez, en pestant contre la fumée des cuisines où grille une double chaîne de rouge boudin parfumé de serpolet, où des nuages d’odeur qui s’échappent des marmites se mêlent à la fricassée des casseroles. Là, quand un jour de fête aura ramené les voix enrouées et les disputes des buveurs voluptueusement attablés, alors, animé par les chants avinés de quelque ivrogne, et plus barbare qu’eux, je fredonnerai peut-être des vers plus dignes de vous… »

Cette lettre montre qu’un représentant de l’élite doit toujours pouvoir bénéficier de l’hospitalité de ses connaissances, où qu’il aille, même lorsqu’il est en déplacement ce sont alors des amis qui l’accueillent. Par ailleurs, la réaction de l’auteur souligne combien les auberges ont mauvaise réputation. En effet, bien qu’ils soient destinés à l’hébergement, ces établissements sont souvent perçus comme des lieux mal fréquentés, sales, où la nourriture servie est des plus douteuses. Galien, probablement en exagérant et en colportant des rumeurs, raconte que l’on hésite pas à y servir de la chair humaine. D’après lui, son goût serait en effet similaire à la viande de porcs, trompant aisément les clients dupes. Ces auberges apparaissent ainsi, paradoxalement, à l’opposé des valeurs d’hospitalité. »

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